Un petit extrait de Grèves. Le midi, Thibaut a découvert chez lui que son sosie, Jack/l'esprit de l'hiver, avait fait sauter sa serrure et s'était endormi sur son canapé. Thibaut revient le soir, après son travail, en espérant que son squatteur se sera réveillé...
Avant
de presser la poignée de ma porte, j’ai soupiré, prié pour que les deux faes
aient mis les voiles. Mais rien ne servait d’attendre plus longtemps. J’ouvris
la porte, l’esprit embrumé par une pointe de défaite. Alors que je défaisais
mes chaussures, un bruit de boutons pressés et d’une petite musique me parvint.
Puis quelques jurons. J’ai avancé, pieds nus, jusqu’au salon pour découvrir
Jack jouant à la console, avachi sur le canapé. Cette vision d’un homme
focalisé sur son jeu me frappa. Etait-ce donc à cela que je ressemblais lorsque
je m’abandonnais aux joies du gaming ? Tout concordait, jusqu’aux sablés
mêmes, que le fae dégustait avec allégresse. Cette image avait quelque chose de
schizophrénique, d’autant plus que mon reflet ne m’avait toujours pas remarqué.
Ce
premier stade dépassé, une vague d’indignation s’empara de moi. De quel droit l’hiver
venait-il utiliser ma console et
manger mes gâteaux ? Non !
Ça ne se passerait pas ainsi ! Imitant Ambre lorsqu’elle me trouvait dans
une pareille situation, je me suis placé devant l’écran.
—
He ! Je ne vois plus rien !
Et en
plus j’avais l’impression de m’entendre… Désespérant. Avec le temps, j’avais
espéré qu’une différence s’installerait entre nous deux mais pour l’instant,
toujours rien.
— ça
va ? Tu n’as pas l’impression de squatter ?
Je
n’avais pas envie d’être gentil avec Jack. A vrai dire, je commençais même à
regretter de ne pas l’avoir vendu à Tirki. L’esprit a levé ses yeux bleu clair
sur moi, l’air innocent.
—
J’adore ton appart ! Lança-t-il.
Toute
la bonne humeur qu’il projetait ricocha sur moi, sans prendre racine. Parce
qu’en plus il pensait vraiment que ça allait prendre ? Son charme opérait
avec la plupart des gens mais pas avec moi.
J’ai
pris une grande inspiration. M’énerver ne servirait à rien. Surtout pas avec le
dilettante qui me faisait face. Ok. Rester calme. Ne pas le frapper avec le
premier bibelot qui me tomberait sous la main. Calme. Zen. Ne pas imaginer cet
idiot dégager. Ne pas essayer de le passer par la fenêtre.
—
Reprenons, ai-je commencé. Salut Jack ! Ça fait longtemps !
Un
instant de silence s’est installé, de telle sorte que j’ai considéré que je
pouvais continuer impunément : que faisait-il par ici ?
— T’es
pas supposé travailler dans l’hémisphère Sud pendant l’été ?
Jack
secoua la tête. Son labeur dans une partie du monde se répercutait dans l’autre
partie, de telle sorte qu’il n’avait à gérer les saisons que pendant une
période de l’année.
— Je
peux donc m’amuser pendant le reste du temps ! conclut-il.
Son ton
enfantin me rappela que malgré son physique, le fae n’était rien de plus qu’un
gosse dans l’âme. Etait-il seulement sérieux au moins une fois dans
l’année ? J’avoue que je n’arrivais même pas à me l’imaginer, posé et
réfléchi.
— Et
qu’est ce que tu fais ici ? Ai-je insisté.
L’esprit
de l’hiver a posé ses grands yeux bleu pâle sur moi, gorgés d’interrogation.
— Bah
tu le vois bien non ? Je joue à ta console. D’ailleurs t’as vraiment des
bons jeux.
Venant
de n’importe qui d’autre, j’aurais pris ça pour une insulte à mon intelligence.
Mais de la part de Jack… Je n’étais même pas sûr qu’il m’ait répondu ainsi pour
me vexer ou dans le but de se moquer de moi.
— Tu
vas me dire que tu es venu jusqu’ici pour profiter de ma Xbox ?
En le
voyant hocher la tête, j’ai cru que j’allais le frapper. Sa bouille de gosse
innocent me bluffait. Mais qu’importe. S’il ne se trouvait ici que pour cela,
ça me faciliterait la tâche. Soudain, le fae se mit à pouffer de rire. J’en
étais sûr ! Il se fichait de moi depuis le début. Et comme un idiot,
j’avais marché.
— Tu
devrais voir la tête que tu fais, rigola-t-il en mimant mon expression :
un mélange d’air perplexe et de colère.
Au
moins, je visualisais parfaitement la scène, même si elle ne me plaçait pas
sous mon meilleur jour. En prenant conscience d’avoir l’air idiot, je me suis
empressé de reprendre un air plus neutre, sans cesser de fixer mon sosie. Après
quelques minutes de silence, il finit par craquer, posa sa manette et se leva
pour se mettre à mon niveau.
—
Désolé d’avoir abusé.
Ses
traits avaient pris un air qu’il ne devait pas souvent utiliser. Le gamin fit
place à un adulte. Enfin si ces termes pouvaient s’appliquer à un fae tel que
lui. Pourtant, face à moi, je sentais bien qu’il faisait des efforts pour
garder la face. Tout dans sa gestuelle, qu’il s’agisse de son trémoussement ou
des ongles qu’il se rongeait, rappelait l’enfant impatient et hyperactif qu’il
était. Vu comme ça, même ses excuses semblaient fausses, comme forcées. J’ai
haussé les épaules. Qu’il se reconnaisse des torts me changeait de l’habitude.
Je n’allais pas l’enfoncer encore plus.
— J’ai
des ennuis…
Ça je
m’en doutais. D’aussi loin que je me souvienne, Jack avait toujours été
synonyme de problèmes à venir. Qu’il tente d’embêter mes autres ou qu’il joue
la carte du sérieux, les ennuis le suivaient allègrement.
J’ai
soudain pris conscience d’être toujours plantée devant la télévision. Je ne
pouvais pas rester ainsi, sans bouger. Sans parler du fait que mes jambes me
réclamaient un peu de repos. Tirant une chaise, j’ai invité Jack à s’asseoir en
même temps que moi, tout en lui proposant quelques cacahouètes qu’il accepta
sans se faire prier. J’avais l’impression que le récit de ses mésaventures
allait prendre du temps.
—
Qu’est ce que t’as fait ? Ai-je finalement demandé.
Toute
trace de mécontentement avait déserté ma voix, laissant place à l’indulgence.
Après tout, je n’étais pas pressé. Il fallait juste que le fae ait quitté les
lieux avant le retour d’Ambre, c’est-à-dire dans quelques heures.
— Pour
une fois, c’est pas moi le problème.
J’avais
du mal à le croire mais pourquoi pas ? Après avoir vu des « bonnes
fées » renier leurs idéaux, tout pouvait être possible.
— L’été
s’est mis en grève.
Mes
sourcils se sont froncés devant cette affirmation loufoque. Depuis quand une
saison pouvait-elle faire grève ? Si j’en croyais ce que Firinian m’avait
dit quelques heures plus tôt, ça aurait provoqué des désordres météorologique
trop compliqués pour les faes aient envie de les gérer. Et puis d’aussi loin
que je me souvienne, il ne faisait pas si moche. D’accord, quelques brises
venaient rafraichir l’air, mais pas de quoi en faire un drame. On avait déjà vu
pire. Cependant, Jack secoua la tête, toute trace de plaisanterie ayant déserté
son visage. J’ai frissonné. Finalement, ce n’était pas tant la perspective
qu’une saison manque à ses devoirs qui m’inquiétait mais plutôt le fait de voir
le fae le plus flemmard du lot devenir soudainement sérieux.
— Son
absence va avoir des répercussions sur tous les cycles saisonniers à suivre,
poursuivit-il d’une voix grave qui ne contenait pas la moindre trace de
plaisanterie.
Définitivement,
ça ne lui allait pas. Tant de sérieux ne collait pas au personnage.
—
Depuis quand te soucies tu de l’équilibre du monde ? Ai-je lâché d’un ton
presque moqueur.
—
Depuis que je suis obligé d’assurer la permanence…
Bien
sûr. J’aurais dû m’en douter. Cet élan d’altruisme ne lui ressemblait pas. Dans
un sens, ça me rassurait. Jack n’avait pas complètement changé de comportement.
Il restait ce même glandeur égoïste qui ne pensait qu’à la farniente et à
l’amusement. Ceci étant dit, je ne comprenais pas pourquoi il avait à assurer
la permanence.
— Le
Printemps et l’Automne ne peuvent pas allonger un peu leurs périodes de travail
au lieu de faire deux hivers ?
— Ces deux
amoureux sont partis en lune de miel.
Je
pouvais presque sentir une pointe de dégoût dans sa voix. Le fae souffrait-il
de jalousie ?
—
Comment ça ?
Il leva
les yeux au plafond, détaillant pendant quelques minutes les lézardes qui y
couraient. Toutes mes tentatives pour les réparer s’étaient soldées par des
blessures ou des échecs cuisants, de telle sorte que j’ai fini par arrêter. Un
jour, une partie du plâtre s’effondrerait mais j’espérais être parti avant.
Oi ! Moi aussi j’étais égoïste. Au même titre que mon sosie. J’ai cligné
des yeux, modifiant partiellement mon avis sur lui. Je savais que j’avais
tendance à juger les gens très facilement. Déformation professionnelle. Cela
dit, ça ne changeait pas le fait que je voulais le voir partir. Mais cette histoire
de saisons stimulait la curiosité dormante en moi.
—
Aislinn et Damien ont décidé il y a bien longtemps de quitter l’office de la
maison des saisons hors de leurs périodes de travail. Ils sont partis dès le
solstice et ne reviendront qu’à l’équinoxe…
Le
schéma commençait à se dessiner dans ma tête ; les éléments du puzzle
s’assemblaient pour donner un premier motif, surement incomplet mais assez
clair pour en percevoir les formes générales. Deux saisons en vacances, la
responsable en grève… Et Jack au milieu. Pas besoin de s’appeler Sherlock pour
comprendre les problèmes de l’esprit de l’hiver.
— Donc
tu te caches en attendant qu’on t’oublie ?
Il
hocha la tête, son sourire enfantin de retour sur son visage. Je retrouvais
l’homme à cause de qui j’avais été enlevé quelques années plus tôt.
— Je ne
vais quand même pas faire des heures sup non plus !
— Et
sur toutes les maisons du monde, c’est chez moi que tu viens te planquer…
J’ai
plissé les yeux en parlant. Si seulement il pouvait comprendre que sa décision
était stupide et partir avant qu’Ambre ne débarque.
—
Disons que…
En le
voyant hésiter, j’ai compris qu’il cherchait une excuse plausible. Une de
celles qui ne me feraient pas bondir. A vrai dire, je le sous estimais. Jack me
connaissait autant que je le connaissais.
— Euh…
Je me suis dit que ça faisait longtemps que je n’étais pas passé te voir…
Irrécupérable.
Je ne trouvais pas d’autre mot pour le qualifier. Et pourtant, une partie de
moi avait envie de rire avec lui de sa bêtise, de rester léger sur un thème que
je prenais peut être trop au sérieux.
— Tu ne
t’es pas dit que tes potes de l’office de la maison des saisons auraient la
même idée ?
— Hem…
Non. Pourquoi ? Ils sont venus pendant que j’hibernais ?
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